EXCLUSIF - Remise d’antibiotiques à l’unité, l’avis critique de plusieurs pharmaciens romands

Une mesure probablement difficile à appliquer


Le Conseil fédéral a pris la décision le 25 juin 2025 d’obliger la remise à l’unité des antibiotiques en pharmacie (lire ici en détail). L’Office fédéral de la santé publique (OFSP) est chargé d’élaborer un cadre juridique pour la remise des antibiotiques à l’unité. Cette mesure vise à réduire l’antibiorésistance et la pénurie de médicaments. En Suisse, dans 30 à 50% des cas, les quantités prescrites d'antibiotiques ne correspondent pas à la quantité contenue dans l'emballage d'origine, selon le Conseil fédéral. Pour y voir plus clair, Pharmapro.ch a rapidement recueilli l’avis de plusieurs pharmaciens suisses romands.

Surcharge de travail, avis critiques

Le pharmacien valaisan Pascal Sermier, qui était le premier à nous répondre, ne voit pas d’un très bon œil cette mesure. Pour ce pharmacien à la tête de plusieurs pharmacies en Valais et Vaud, c’est une mesure compliquée à mettre en place à la pharmacie menant à une surcharge de travail. Il explique qu’il faudra du temps supplémentaire pour la remise fractionnée, des contraintes de qualité car la remise à l'unité sera certainement considérée comme une préparation magistrale par les services de santé, donc documentation ou archivage. Il précise : «Nos officines ne sont pas du tout aménagées pour faire de la remise fractionnée, beaucoup n'ont pas de labo où de plan de travail adapté qui ne pourrait être consacré qu'à cela».

Rémi Lafaix, directeur de la grande pharmacie genevoise Pharma24, se montre aussi plutôt critique. Il reconnaît que l’utilisation efficiente des médicaments semble être une bonne idée pour limiter les ruptures de stock et l’antibiorésistance. Mais il explique : « Cependant, c’est une charge logistique absolument énorme, pour assurer une traçabilité complète du médicament, pour par exemple pouvoir rappeler les patients en cas de retrait de lot. » Le pharmacien genevois, aussi à la tête de l’association des pharmaciens genevois (Pharma Genève) comme son président, relève : «Après les baisses continues du prix des médicaments et des marges, on vient encore potentiellement imposer un travail supplémentaire aux officines.»


Le temps de voir venir

Christophe Berger, pharmacien et président de la Société Vaudoise de Pharmacie (SVPh), se montre un peu plus ouvert à l’idée. Il nous explique de façon intéressante qu’il s’agit d’une idée du Conseil fédéral et qu’il y a par conséquent toute une étape de consultation à venir avant la mise en place de la mesure, bref le temps de voir venir. Il précise que sur le fond, l’objectif de la lutte contre l’antibiorésistance est évidemment pertinent. En limitant la remise de comprimés inutiles, on réduit la tentation pour les patients de les réutiliser sans indication médicale ou de les stocker, ce qui peut contribuer à une utilisation plus rationnelle des antibiotiques. En ce sens, la remise à l’unité peut avoir un impact positif, même modeste, sur la santé publique.

Chronophage

Mais sur la forme, M. Berger explique que cette mesure risque d’alourdir considérablement le travail en officine. Le temps nécessaire pour ouvrir des boîtes, recompter les comprimés, les reconditionner de façon sécurisée, imprimer et coller les étiquettes, tout cela représente une tâche chronophage. Cela nécessite également un espace de travail dédié, des consommables supplémentaires, et un soin particulier pour respecter les normes de qualité et de traçabilité. À moins que ces prestations soient correctement valorisées, cela s'ajoute à la longue liste de tâches non rémunérées qui grèvent déjà le quotidien des pharmacies.

Le pharmacien Julien Wildhaber, propriétaire de la pharmacieplus du bourg marin dans le canton de Neuchâtel, va dans le même sens : «A priori je ne suis pas emballé par cette décision. Un projet pilote avait été réalisé il y a quelques années, auquel je n’avais pas pu prendre part. L’intention est certes louable mais la mise en œuvre concrète dans les officines sera chronophage. À moins d’avoir une machine à "blisterer", il va falloir faire du bricolage pour gérer les stocks et les dates d’échéance. Une charge de travail supplémentaire et assurément mal rémunérée.»

Années COVID

Rémi Lafaix relève que la remise à l’unité avait été expérimentée pendant le COVID, mais a été peu utilisée par les officines, par manque de temps, un travail gigantesque nécessaire, et un paiement totalement insuffisant pour le travail réalisé (sans parler de l’espace logistique nécessaire à ce processus). Il note que les antibiotiques sont depuis les molécules parmi les moins touchés par les ruptures.

Économie très relative

L’économie annoncée de 4,5 millions de francs (oui vous avez bien lu, en millions et pas en milliards) avec la remise à l’unité d’antibiotiques est anecdotique au regard des plus de 8 milliards de francs de dépenses annuelles en médicaments, comme le relève Christophe Berger. Selon lui, cette approche par la remise à l’unité semble contourner le vrai problème : l’inadéquation entre les conditionnements industriels par rapport aux pratiques de prescription actuelles. Il serait bien plus efficient que l’industrie adapte ses tailles d’emballage aux durées de traitement courantes - comme 3, 5 ou 7 jours - ce qui limiterait automatiquement les surplus, sans surcharge de travail pour les pharmacies ni perte de qualité dans le conditionnement. Julien Wildhaber souligne que le gaspillage n’est pas monnaie courante. Il relève non sans ironie : «Nous devrons nous lancer bien malgré nous dans des comptes d’apothicaire, malheureusement. Pas sûr que notre image en sorte grandie…». Effectivement, par exemple sur le site du Matin.ch (www.lematin.ch) qui a mentionné cette décision du Conseil fédéral, les quelques commentaires n’étaient pas très favorables aux pharmaciens.

Antibiorésistance

Pascal Sermier estime que la remise à l’unité n'aura que peu d'utilité dans l'antibiorésistance. Selon lui, il est plus utile d'agir sur les prescriptions des médecins. Par exemple avec le «watchful waiting», soit une surveillance prudente plutôt que la prescription immédiate d'un traitement antibiotique.

Asymétrie avec les cabinets médicaux

D’après le projet de loi, la remise à l’unité deviendra obligatoire pour les pharmacies, tandis qu’elle restera facultative pour les cabinets médicaux, du moins dans un premier temps. Pharmapro.ch a demandé l’avis aux pharmaciens qui se montrent inquiets et presque irrités contre cette idée. Pour Christophe Berger : «Le fait de rendre cette mesure obligatoire pour les seules pharmacies, alors qu’elle reste facultative pour les cabinets médicaux, crée une asymétrie de traitement injustifiée. Si l’on considère que cette mesure est utile pour limiter l’antibiorésistance, elle devrait s’appliquer à tous les canaux de dispensation. Autrement, on crée une distorsion de concurrence tout en réduisant l’efficacité globale de la mesure. C’est paradoxal : on exige des pharmacies de faire plus, sans compensation, alors même qu’elles n’ont pas l’exclusivité de la distribution.». M. Sermier trouve la mesure tout simplement injuste. Du côté de Genève, Rémi Lafaix relève « Si nous voulons appliquer une mesure, il faut qu’elle soit uniforme. Pourquoi l’industrie n’est pas invitée à proposer des boîtes de taille plus adaptée ? Prévoient-ils de nous fournir un robot ou une machine pour le stockage par comprimé ? ».

«Les antibiotiques c’est pas automatique»

Finalement, M. Sermier amène une idée intéressante : «Le Conseil fédéral devrait plutôt mettre cet argent dans une campagne nationale d'information sur les antibiotiques telle qu'elle est pratiquée en France par exemple ("les antibiotiques c'est pas automatique !" etc…) et qui expliquerait aux gens de ramener en pharmacie les comprimés non-utilisés.»

Bref, vous l'aurez compris, les pharmaciens interrogés par Pharmapro.ch sont loin d'être fan de cette idée.

D’autres réponses de pharmaciens suivront peut-être jusqu’au vendredi 27 juin 2025 (date de bouclage de l'article), nous mettrons à jour en fonction de nouvelles réponses. Pharmapro.ch a notamment contacté M. Thomas Bläsi, unique Conseiller national suisse en exercice avec la profession de pharmacien.

Le 26 juin 2025. V.1.1. Par Xavier Gruffat (pharmacien, MBA). Sources : Keystone-ATS (Pharmapro est client), interviews par e-mail avec les pharmaciens mentionnés dans l’article entre les 25 et 27 juin 2025. Relecture : Seheno Razanamanga (Pharmapro.ch).

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