La déprescription, un concept innovant expliqué par un spécialiste canadien


Ce n’est pas tous les jours que peut-être le journal le plus réputé au monde, le New York Times (NYT), publie un article sur les pharmaciens. En effet, le 28 janvier 2019 le journal américain a titré sur le rôle inhabituel et positif du pharmacien pour la santé du patient (The Unsung Role of the Pharmacist in Patient Health") en se basant notamment sur une étude scientifique. Cet article a surtout porté sur un concept pour le moment plutôt développé au Canada, la déprescription. Pour y voir plus clair, Pharmapro.ch a eu la chance d’interviewer M. Denis Roy, pharmacien et président de l’Association québécoise des chaînes et bannières en pharmacie. Il nous expliquera notamment comment ne pas pénaliser financièrement une pharmacie qui adopterait un tel modèle.

De quoi s’agit-il ?

La déprescription est le processus planifié et supervisé de l’arrêt ou de réduction de dose des médicaments qui ne sont plus bénéfiques ou qui peuvent être nuisibles, comme le définit sur son site internet le Réseau canadien pour la déprescription. Le but est de réduire le fardeau lié aux médicaments et aux préjudices, tout en maintenant ou améliorant la qualité de vie. L’un des buts de ce réseau est de réduire les risques en diminuant l'utilisation des médicaments nuisibles chez les aînés de 50% d'ici 2020.

Plus de 10 médicaments par jour

Le NYT explique qu’environ 30 % des personnes âgées aux États-Unis et au Canada ont reçu des médicaments sur ordonnance au cours des dernières années pour l'un des nombreux médicaments que l'American Geriatrics Society leur recommande d'éviter. Toujours dans l’article du NYT, le Prof. Cara Tannenbaum de l’Université de Montréal et directeur du Réseau canadien pour la déprescription précise : « Les personnes âgées prennent beaucoup de comprimés ou pilules de nos jours - 66 % prennent cinq médicaments ou plus par jour, et 27 % en prennent 10 ou plus par jour - donc si certains de ces médicaments ne sont plus nécessaires et peuvent même causer du tort, pourquoi ne pas se demander s'il est temps de les déprescrire ?"

Etude

La déprescription n’est pas toujours facile pour le médecin, car il n’a pas souvent un aperçu complet des autres médicaments pris par le patient. C’est pourquoi, le Prof. Tannenbaum a mené une étude pour mieux comprendre le possible rôle positif du pharmacien. Son étude a été publiée le 13 novembre 2018 dans le journal scientifique JAMA (DOI : 10.1001/jama.2018.16131). Dans cet essai de groupe randomisé qui comprenait 489 personnes âgées de plus de 65 ans, le pourcentage d'abandon d'une prescription inappropriée ciblée après 6 mois était de 43 % chez les patients recevant l'intervention du pharmacien contre 12 % chez les patients recevant des soins habituels, ce qui représente une différence significative. Dans le groupe d'intervention, les pharmaciens ont donné aux patients et à leurs médecins du matériel éducatif sur le médicament spécifique qui aurait pu être prescrit de façon inappropriée. Ces brochures étaient distribuées par la poste ou en personne. La conclusion de cette étude était qu’une intervention dirigée par un pharmacien permet de réduire le nombre d'ordonnances de médicaments inappropriés chez les personnes âgées. Les médicaments qui ont fait l'objet d'une déprescription comprenaient des sédatifs, des antihistaminiques de première génération, du glyburide (utilisé pour traiter le diabète) et certains anti-inflammatoires non stéroïdiens, comme l'ibuprofène ou le naproxène, selon un résumé du NYT.

Interview

Pour mieux comprendre les enjeux et difficultés d’un tel modèle, Pharmapro.ch a réalisé une interview avec Denis Roy (photo), président de l’Association québécoise des chaînes et bannières en pharmacie. Avec la chaîne de pharmacies Pharmaprix, il a collaboré au projet de recherche D-PRESCRIBE.


Pharmapro.ch -
Dans le modèle économique (business model) suisse, les pharmacies sont principalement rémunérées sur la marge des médicaments vendus. Il y a c'est vrai depuis environ 20 ans une rémunération aussi basée sur les services, on parle de forfait médicament ou ordonnance. Mais dans les 2 cas, plus une pharmacie vend de médicaments et plus elle augmente son chiffre d'affaires ou au moins ne le diminue pas. Au Canada, quel avantage une pharmacie peut avoir à déprescrire sans pénaliser financièrement ses opérations ?

M. Denis Roy - Au Québec, plus de 99% des revenus bruts des pharmaciens propriétaires (les pharmacies doivent être détenues à 100% par des pharmaciens) sont également associés aux produits et leur distribution. Cependant l’Association Québécoise des Pharmaciens Propriétaires (AQPP) a la vision de prendre un virage permettant à ses membres de diversifier ses sources de revenus1 en prenant un virage service. Ce changement dans le mode de rémunération a déjà débuté2. C’est une évolution inévitable pour la survie de la profession qui a commencé il y a très longtemps lorsque les pharmaciens propriétaires ont commencé à être rémunérés en vertu d’honoraires professionnels. Ces honoraires représentent la valeur ajoutée de leur travail et s’ajoutent au prix réel d’acquisition du médicament lui-même dans la détermination du prix facturé3. Bref, bien que certaines composantes de l’honoraire des pharmaciens comme celles reliées à la gestion des stocks (marge de crédit, risque de pertes) doivent être calculé en % de la valeur du médicament distribué, il n’y a pas de marge bénéficiaire en % s’appliquant sur la vente de médicaments d’ordonnances au Québec.

Sans pouvoir présumer des négociations qui ont lieu entre l’AQPP et le Ministère de la Santé, je crois que la déprescription est un modèle d’avenir à la condition qu’un des deux modèles suivants soit implanté.

A. Modèle de l’Alberta4 modifié

Permet au pharmacien d’effectuer une consultation visant l’élaboration d’un plan de soins (100). Lors de cette consultation, une évaluation globale de la thérapie médicamenteuse du patient est effectuée et on détermine les besoins reliés à la pharmacothérapie qui ne sont pas comblés. Ce modèle est incomplet et devrait être bonifié d’un suivi additionnel par médicament déprescrit aux 6 mois pour éviter que le patient voit un autre médecin et se fasse represcrire le médicament. Cet honoraire de suivi cesserait d’être payé dans l’éventualité où un médicament similaire à celui déprescrit est débuté.   

B. Au Québec, il existe actuellement un honoraire payable pour ajuster la dose d’un médicament pour des fins de sécurité mais aucun honoraire permettant d’évaluer la thérapie médicamenteuse d’un patient lors d’une consultation. Ceci est insuffisant sauf dans les cas qui demandent un sevrage lent et progressif où le pharmacien peut facturer un ajustement aux 2 semaines pour 12 à 16  semaines5. Malheureusement une loi Canadienne empêche le pharmacien de réduire une dose de benzodiazépine ou d’opioïde qui sont les 2 classes de médicaments qui pourraient être déprescrites de cette façon. De plus, en vertu du régime de remboursement actuel, une portion des frais est payable par le patient et ceci représente un obstacle qui doit être éliminé pour que le système fonctionne.

Sachez aussi qu’il est hasardeux de déprescrire sans avoir complété une évaluation exhaustive de la thérapie médicamenteuse d’un patient. C’est pourquoi l’AQPP pourra chercher le remboursement de consultations pharmaceutiques visant à optimiser la thérapie médicamenteuse d’un patient comme c’est le cas en Alberta (ndlr. province canadienne). L’obtention d’un remboursement d’un honoraire de consultation par le pharmacien qui reste à négocier par l’AQPP sera probablement la clé qui permettra à la déprescription de s’opérationnaliser. Un honoraire pour la déprescription et le suivi devra s’ajouter. Il faudra que ces honoraires ne soient déboursés en aucune partie par le patient. Celui pour le suivi devra continuer d’être payable tant que le patient ne débute pas un médicament similaire.

La vision de l’ABCPQ (ABCPQ.ca) qui soutient le travail de l’AQPP s’articule dans un contexte similaire à celui que vous décrivez. La profitabilité de plusieurs pharmacies (certains disent 25% ou plus) est actuellement remise en question. De plus, en attendant les résultats de la réforme du mode de rémunération des pharmaciens propriétaires, la déprescription demeure une activité marginale et non profitable. Cependant, la profession s’est ralliée pour participer à une multitude de travaux de recherche, dont D-PRESCRIBE qui démontre l’apport incontestable des pharmaciens à la santé des gens et permettent de faire avancer les dossiers de négociations. Nous espérons tous qu’avril 2020 sera une date qui nous permettra de couronner le succès de tous les efforts concertés qui ont été faits par les pharmaciens et leurs bannières (enseignes commerciales) pour la reconnaissance de la valeur ajoutée des pharmaciens et de leurs partenaires d’affaires.

En parlant du Canada, on a l'impression qu'avec peut-être les États-Unis (en tout cas à cause de salaires élevés aux États-Unis, plus de 100'000 dollars par an pour un pharmacien), c'est un pays qui valorise beaucoup la profession de pharmacien dans le système de santé. Avez-vous des innovations canadiennes pour la pharmacie d'officine à nous donner qu'on pourrait peut-être un jour implémenter en Suisse ou en Europe ? De plus, voyez-vous une différence entre la profession de pharmacien en Amérique du Nord par rapport à l'Europe francophone comme la France, la Suisse ou la Belgique ?

J’ai l’humilité de ne pas m’aventurer dans des avis et conseils qui ne s’appliquent peut-être pas dans un marché que je ne connais pas. Mes voyages m’ont fait comprendre qu’il existe des différences importantes dans les Lois, les règlements et les conditions d’exercice de la profession de pharmacien entre les pays. Je ne connais pas les détails de ces différences et ceci limitera mes commentaires à quelques-uns qui seront très généraux.

Ici, nous avons choisi collectivement de miser sur notre valeur ajoutée qui s’exprime grâce à notre rigueur et l’utilisation de données probantes. C’est en mettant le patient au centre de nos préoccupations que nous pensons réussir à faire valoir ce que nous faisons de mieux. Ceci dit, la tendance des salaires est à la baisse depuis plusieurs années malgré le fait que le taux de productivité des pharmaciens du Québec est probablement parmi le plus élevé du monde. Nous verrons en avril 2020 les fruits de notre travail.

Je ne voudrais pas négliger l’importance de la concertation des différentes parties prenantes en pharmacie. Nous avons réussi à éviter d’avoir une vision commerciale à court terme et ceci nous aide énormément au niveau de la crédibilité de nos messages. Notre marché est stimulé par la compétition qui favorise la mise en lumière d’une prise en charge optimale des patients par le “coach” du médicament qu’est le pharmacien. 

Finalement, les pharmaciens doivent prendre le contrôle de la technologie. S’ils veulent réussir le virage vers les services, ils doivent déléguer les tâches purement techniques qui ne requièrent aucun jugement professionnel aux machines ou à des assistants dont ils gardent l’entière responsabilité du travail grâce à des protocoles validés.

Référence et Lectures suggérées (interview) :

1. http://www.monpharmacien.ca/les-pharmaciens-sont-prets-a-en-faire-plus

2. http://www.monpharmacien.ca/wp-content/uploads/2018/07/Entente-de-Principe-MSSS.pdf

3. https://comprendremafacture.ca/

4. https://www.pharmacists.ca/cpha-ca/assets/File/news-events/Cost%20effective%20implementation%20of%20professional%20services%20in%20Alberta_Todd%20Prochnau.pdf

5. Page 11 de http://www.criugm.qc.ca/fichier/pdf/benzodiazepinesFRA.pdf

Le 21 février 2019. Par Xavier Gruffat (pharmacien, MBA), co-fondateur de Pharmapro.ch. Sources : The New York Times, site Réseau canadien pour la déprescription. Référence étude : JAMA (DOI : 10.1001/jama.2018.16131).
Interview réalisée avec M. Roy par e-mail en février 2019 en français par Xavier Gruffat pour Pharmapro.ch.
Crédit photo : divulgation (M. Roy)

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