Vente possible de Sandoz par Novartis - Interview

Interview exclusive avec le Conseiller national Samuel Bendahen


LAUSANNE - Il y a environ 1 mois, on apprenait que Novartis cherchait à se séparer de sa filiale de génériques Sandoz. Le vice-président du Parti socialiste, Samuel Bendahan, a déposé une motion pour que Berne acquière Sandoz. En pleine 5ème vague de Covid-19, Pharmapro.ch a pu interroger en exclusivité le Conseiller national sur cet enjeu majeur de santé publique. Il aborde aussi le problème du prix des génériques en Suisse et la marge pour les pharmacies suisses. L'interview n'a pas été édité.

Pharmapro.ch (X.Gruffat) - Tout d'abord, il y a chaque jour de nombreuses informations qui font la une. Pourquoi avez-vous (ou vos collègues) réagi sur Sandoz/Novartis ? Est-ce votre casquette de professeur d'économie à HEC Lausanne qui vous a fait agir rapidement de la sorte ?

Dr Samuel Bendahan - Initialement, la réaction vient de Ronja Jansen (membre du praesidium du PS Suisse et présidente de la Jeunesse Socialiste Suisse). En voyant la nouvelle et en se souvenant de l’introduction de la possibilité de production publique de médicament dans la loi COVID, elle s’est dit que c’était une situation idéale. Elle m’en a parlé, et nous avons ensemble développé l’intervention parlementaire et la suite de la réflexion. Il s’agit donc bien d’une réflexion économique, mais aussi et surtout de stratégie sanitaire, liée à la question de la résistance aux antibiotiques, aux conditions de production, et à la sécurité dans la production des médicaments. Il s’agit aussi d’orienter la recherche et le savoir vers l’intérêt public.

Justement, en tant qu'économiste êtes-vous d'accord pour dire que l'industrie pharmaceutique (les plus grands Roche, Novartis ou Lonza) sont les entreprises les plus importantes et stratégiques pour la Suisse ?

Oui, ces entreprises sont parmi les plus importantes au monde, même. En effet, la santé est clairement l’un des plus grands enjeux pour l’humanité. Malheureusement, le fonctionnement économique de la société n’oriente pas forcément les entreprises vers le bien commun. Ce qui est rentable n’est pas forcément toujours ce qui est bien. Le pouvoir d’achat des consommateurs rentre bien trop en jeu pour des décisions de stratégie humaines comme doit être faite la recherche appliquée dans le domaine de la santé. Ce sont donc des entreprises stratégiques. Si la Suisse perd totalement le contrôle dans ce domaine particulièrement important, le risque est un impact direct sur la santé humaine, chez nous comme dans le reste du monde d’ailleurs.

Pouvez-vous nous résumer votre idée de "nationaliser" Sandoz ? Avec une majorité de droite à Berne (législatif et exécutif), vous avez probablement conscience de la difficulté qu'un tel projet aboutisse ? Vous parlez de l'importance des antibiotiques, pouvez-vous préciser votre idée ?

C’est indéniable, l’idée d’acheter Sandoz ne récoltera pas facilement une majorité en Suisse. C’est dommage, car en réalité pour la confédération c’est vraiment un investissement qui n’a presque que des avantages. Si la rentabilité de l’entreprise est jugée insuffisante pour le secteur Pharma, elle est largement suffisante pour un investissement public. C’est donc intéressant financièrement, alors que l’état n’a même pas à payer pour obtenir de l’argent. Du point de vue stratégique l’apport est encore plus fondamental : la sécurité de la production des médicaments, et la santé de la population sont des objectifs fondamentaux que nous devons assurer. L’idée n’est pas de nationaliser Sandoz, mais de permettre à la confédération de l’acheter de façon régulière, et surtout d’avoir le contrôle stratégique de l’entreprise. Cela pourrait donc aussi se faire par des partenariats, et de multiples stratégies de financement sont envisageables, allant du bilan de la BNS à l’emprunt spécial par une structure constituée exprès. Dans tous les cas, l’objectif est d’assumer qu’une part du secteur pharmaceutique est clairement d’intérêt public, et que sans action dans ce domaine, nous pourrions être en grande difficulté en cas de nouvelle crise sanitaire.

Aimeriez-vous que la Suisse (état) rachète toute l'entreprise Sandoz (CA global probablement de 8 milliards de USD par an et une valeur de vente estimée par la banque Vontobel entre 27 et 37 milliards de dollars) ou seulement les opérations en Suisse (qui ont un CA de seulement quelques centaines de millions de francs par an, valeur de vente probablement inférieure à 1 milliard de dollars) ?

Idéalement, j’aurais une préférence pour un investissement cohérent dans une entreprise cohérente, et donc dans un premier temps d’acheter la structure complète. Si des réorientations stratégiques sont nécessaires ensuite, il est tout à fait possible de restructurer et de vendre partiellement, mais cela doit avoir du sens. Si un compromis peut être fait autour d’un achat partiel, il va de soi que je préfèrerais cela que de ne rien faire, mais la logique serait d’accumuler les nombreux avantages stratégiques de l’entreprise : recherche, production, génériques, secteurs d’avenir. Cela n’est pas exclusivement suisse, mais pour la question précise de la sécurité de l’approvisionnement, c’est en suisse que se situe l’essentiel de l’enjeu.

Comment financer ce rachat, par des obligations, la banque nationale un partenariat public-privé ?

En toute honnêteté je suis très ouvert sur la question, car toutes les solutions ont leur lot d’avantages et de défauts, mais elles sont toutes bonnes. L’utilisation de la BNS d’une façon ou d’une autre serait clairement la meilleure option, car elle serait totalement indolore. Toutefois, elle peut se heurter à des barrières idéologiques. Une logique de partenariat et d’emprunt public à taux négatif pourrait être une option plus consensuelle, et qui resterait avantageuse à long terme sur le plan purement financier, sans compter sur les massifs avantages humains d’un tel projet.

Je ne suis pas un expert de la chaîne de valeur des médicaments, mais on lit souvent que les molécules qu'on retrouve dans les génériques proviennent en grande majorité d'usines d'Inde ou de Chine. N'est-ce pas un faux problème d'être concentré sur le packaging et l'intégration d'excipients, ce que font les génériqueurs ? La souveraineté n'est-elle pas aussi dans toute la chaîne de valeur et surtout les molécules de base ?

C’est une analyse à mon avis correcte. L’enjeu sanitaire est d’abord dans les molécules de base et dans la capacité de production et de se fournir en ingrédients. Le packaging est moins stratégique, même si la part des coûts est importante pour les génériques. L’objectif d’un contrôle populaire (pharmaceutique du peuple) est d’abord d’avoir la capacité de produire des molécules de base, mais aussi évidemment de les distribuer, ce qui est moins compliqué aujourd’hui et qui est moins un enjeu dans l’explosion des coûts. Il faut toutefois bien séparer les problèmes. La question des génériques est avant tout une question de sécurité de l’approvisionnement. La question des antibiotiques est une question de défi sanitaire des prochaines décennies. La question de la recherche est plus orientée sur les coûts.

J'ai l'impression que de plus en plus le débat gauche-droite sur certains thèmes (souveraineté, écologie) prend moins de sens qu'il y a peut-être 40 ans. Prenons justement la souveraineté nationale, en France par exemple on a certains candidats à la présidentielle de 2022 de la droite et surtout de l'extrême-droite de plus en plus adeptes de la souveraineté nationale et même certains officiellement de gauche (ex. Arnaud de Montebourg). Quelle est la doctrine des Socialistes sur ce sujet ? On connaît bien celle du PLR (libérale et donc presque aucune souveraineté nationale économique) ou celle de l'UDC même si elle est de facto plus floue (mélange sur l'économie de souveraineté et libéralisme).

L’UDC est pour une souveraineté contre la coopération internationale, mais certainement pas en faveur d’une vraie souveraineté, qui signifierait un véritable contrôle de la population sur le pays. Le débat sur l’achat de Sandoz est un débat pour parler de la souveraineté de la population par rapport aux milliardaires, plutôt que de souveraineté par rapport à d’autres états. En d’autres termes, souvent, le débat entre l’UDC et le reste des partis politiques se situe plutôt sur la question de la Suisse qui devrait ou non coopérer avec d’autres pays. Le débat entre la gauche et la droite est plutôt sur la question de la liberté de la population générale par rapport aux plus riches investisseurs. Sur cette question, l’UDC est contre une souveraineté, car en Suisse, ce parti défend de façon prioritaire les intérêts des milliardaires, mais parvient à les défendre portant un discours xénophobe. Mais au final, son objectif reste la défense de l’intérêt des personnes qui ont aujourd’hui le plus de pouvoir, et l’UDC choisira toujours la protection des milliardaires plutôt que celle de la souveraineté de notre pays.

Il me semble que Sandoz est une grande révélation ou symptôme de ce qu'est le capitalisme moderne et comment aborder ces questions complexes pour la Suisse. Je m'explique. Tout le monde sait que la Chine a un capitalisme d'État et peut donc intervenir presque dans tous les secteurs. Les Etats-Unis ou la France sont plus subtils, ils ont des secteurs stratégiques invendables comme ceux liés à la défense ou au nucléaire. Est-ce qu'on ne devrait pas faire de l'industrie pharmaceutique un secteur stratégique ? Autrement dit, la direction de Novartis ou Roche devrait avoir l'autorisation du Conseil Fédéral pour se défaire de secteurs entiers comme les génériques ?

En effet, l’absence de stratégie nationale par rapport au secteur pharmaceutique est extrêmement dangereuse à long terme pour la population. En réalité nous perdons petit à petit le contrôle sur des décisions d’une importance colossale pour l’humanité, pour notre santé, pour notre population. Il est vrai que l’action publique directe n’est pas la seule stratégie pour s’attaquer à ce problème. En effet, limiter la prise de contrôle par des investisseurs étrangers désintéressés de l’intérêt public est aussi une voie qu’il faut absolument explorer. D’autres voies sont probablement similaires à ce qui se fait dans le secteur financier : il s’agirait de mieux réguler ce qui est possible, lorsqu’il y a un conflit entre l’intérêt public et l’appât du gain.

Une question un peu plus sensible pour notre audience de pharmaciens (on compte environ 1800 pharmacies en Suisse avec plus de 20'000 emplois). Tout le monde le sait, mais personne n'ose aborder directement ce problème, je crois qu'en 2021 on ne doit pas avoir de tabou. Imaginez, vous êtes le patron d'une pharmacie à Lausanne, vous avez des coûts élevés de location de la pharmacie, vous devez vous mettre un salaire de pharmacien gérant (en général plus si haut qu'à la belle époque), payer des employés (ex. assistantes en pharmacie). Bref vous avez des charges élevées. Sans compter que les Socialistes (et la gauche en général), et ils ont probablement raison d'un point de vue moral, aimeraient que les salaires de toute l'équipe de la pharmacie soient dignes. Mais le problème est le suivant. Une pharmacie gagne toujours une partie de son revenu sur les marges de médicaments. Si vous vendez un traitement à 100 francs sur 3 mois d'un générique la pharmacie par exemple gagne 25 francs de marge, la pharmacie gagne aussi des forfaits médicaments pour compenser, mais ce n'est pas suffisant pour payer 100% des charges. Maintenant si on décide d'avoir une entreprise nationalisée de génériques qui casse les prix, ou des importations parallèles provenant d'Amérique du sud ou d'Asie. On peut avoir notre boîte de génériques non plus à 100 francs, mais à 30 francs, avec pour la pharmacie sur le même médicament une marge de moins de 10 francs. La marge chute et la pharmacie fait plus ou moins faillite. Je résume, mais vous voyez que le marché est un peu "pervers", actuellement il ne favorise pas vraiment les prix bas. Quel horloger aimerait vendre une montre chaque année moins chère ? On pourrait un jour imaginer un système entièrement basé sur les forfaits et plus sur les marges, mais cela ne sera pas facile à mettre en place. Comment résoudre ce problème, où chacun tire un peu la couverture vers soi, les patients et les assureurs d'un côté et les pharmacies et industriels du médicament de l'autre. Quel est votre avis à ce sujet, comment résoudre ce dilemme ?

C’est totalement juste. Toutefois, je pense qu’il faut rester honnête : le coût de distribution des pharmacies n’est pas la source principale de nos difficultés dans le système de santé. Je pense qu’il faudra de toute façon réviser la tarification si elle ne permet pas aux pharmacies de faire leur job correctement, en payant les gens correctement, et en fournissant des services. Un des aspects, évidemment, est de permettre aussi l’extension des services qui peuvent être fournis en pharmacie, si cela fait du sens du point de vue sanitaire. D’autres stratégies peuvent passer par la reconnaissance du service public rendu par les pharmacies et donc une rémunération de cela par les systèmes de santé. Enfin, on peut aussi imaginer que si nous gagnons de l’argent grâce à la baisse des prix des médicaments, on ne répercute pas forcément l’effet sur les pharmacies. Si les dépenses de ces dernières sont raisonnables, il n’y a pas de raison de diminuer leur rémunération. Au contraire : un réseau de proximité de qualité aura tendance à améliorer la qualité des soins et aussi de réduire les coûts de la santé. Je pense que les structures avec le plus bas seuil sont une véritable aubaine pour améliorer notre système de santé. Si les pharmacies pouvaient être encore plus part de notre système de santé nous pourrions massivement améliorer l’information, les décisions, et les choix stratégiques en matière de santé. C’est une autre réflexion, mais elle est importante.

Interview réalisé par e-mail en novembre et décembre 2021. Publié le 9 décembre 2021. Sources secondaires : Keystone-ATS, Le Matin, Le Figaro. Crédits photos : Parlament.ch (divulgation), Pharmapro.ch, Pharmanetis.com

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