Le point sur l'intelligence artificielle dans la science avec la pharmacienne Dre Julia Di Iulio


SAN DIEGO – Dre Julia di Iulio est une pharmacienne qui a grandi à Rio de Janeiro (Brésil) et à Aigle (VD) puis étudié la pharmacie à l’Université de Lausanne et Genève, après avoir exercé quelques mois la profession de pharmacienne d’officine à Montreux, elle effectue un doctorat au CHUV puis traverse l’Atlantique en 2013 pour rejoindre l'Harvard Medical School dans la région de Boston aux Etats-Unis avec une spécialisation notamment en génétique. Depuis quelques années, elle habite et travaille en Californie à San Diego. En 2017, Pharmapro.ch avait déjà réalisé une interview avec elle qui avait été très lue. Quelques années après, nous faisons le point avec elle sur l'intelligence artificielle dans la science. 

Pharmapro.ch - Tout d’abord, comment vas-tu ? T’es toujours autant motivée par la recherche scientifique ?
Julia di IulioOui, peut-être même plus que jamais ! Depuis la dernière fois que l’on s’est parlé, j’ai eu la chance d’être dans une compagnie qui travaillait sur le covid pendant la pandémie, et qui a mis sur le marché un médicament (un anticorps monoclonal connu sous le nom de Xevudy) qui a sauvé de nombreuses vies durant le pic de la pandémie. C’était vivifiant de voir une application directe de nos recherches.

Photo : Dre Julia Di Iulio - Pharmacienne

Peux-tu nous expliquer en quelques phrases sur quoi tu travailles au jour le jour ?
Nous développons des molécules qui renforcent le système immunitaire et lui permettent de reconnaître/retrouver les “envahisseurs” dans notre corps (comme par exemple des cellules cancéreuses ou des virus). Au jour le jour, mon groupe évalue en quelque sorte les cibles potentielles sur ces envahisseurs, autrement dit, nous déterminons où l’on voudrait que nos molécules s’accrochent et s’il est nécessaire par la suite d’alerter le système immunitaire. Comme analogie, on pourrait imaginer un voleur (ou une voleuse!) - l’envahisseur - qui essaie de passer inaperçu dans un magasin –notre corps - et même si le Securitas – notre molécule - réussit à l’attraper momentanément, toutes les prises ne sont pas forcément aussi efficaces. Par exemple, si le Securitas l’attrape par le col de sa veste, le voleur pourrait théoriquement s’enfuir en se glissant hors de sa veste, alors que s’il l’attrape par le bras ou autre partie du corps qui est présente chez la majorité des « voleurs », cela lui permettrait d’avoir une meilleure prise pour l’immobiliser et si nécessaire appeler du renfort - correspondant au système immunitaire.

Toi qui vis dans la communauté scientifique et notamment de biotechnologie de Californie, est-ce que les gens sont très euphoriques sur l’IA ou certains commencent à voir des limites à cette technologie ? Comment est ton ressenti de l’impact de l’IA en 2025 parmi la communauté scientifique ?
On entend les deux avis que ce soit dans le milieu scientifique ou en général, mais dans la majorité de mon entourage scientifique (avec le risque d’être biaisée par ma propre perspective), je pense que l’on penche vers beaucoup d’enthousiasme, malgré les limites qu’elle implique - comme la très faible quantité restante de données utilisables pour l’entraînement des “Large Language Model”. A mon avis, cela n’est vrai que pour les données accessibles sur le web. Il y a cependant beaucoup d’autres types/sources de données qui pourraient être utilisées pour entrainer de nouveau modèles, j’en parle un peu plus à la question 11).

Est-ce que l’IA est utile dans tes recherches ou tâches quotidiennes, si oui comment ?
Oui, chaque semaine je gagne de précieuses heures grâce à l’IA. Je m’en sers au quotidien pour me permettre d’évaluer si ma perspective est exhaustive ou si j’ai pensé à tous les aspects avant d’attaquer un problème. Je m’en sers aussi beaucoup pour coder. Bien sûr, l’IA n’est pas “error free” (et je me suis même d’ailleurs déjà surprise à argumenter avec – ou plutôt contre! - mon agent d’IA…). En gros, je m’en sers énormément pour échanger des idées et challenger mon propre raisonnement, mais je ne considère aucune des réponses de l’IA comme définitives ou d’une vérité absolue.

As-tu des outils d’IA de prédilection que tu utilises toi-même (ex. ChatGPT, Claude) ?
En ce moment, j’utilise beaucoup Claude et OpenScholar, mais les choses changent tellement vite dans ce milieu, que d’ici un mois ce sera certainement différent!

On dit souvent que l’IA fonctionne grâce à des modèles sur une immense masse de données. Est-ce qu’il est en train d’émerger une entreprise (startup) ou un modèle dans le domaine biomédical ? 
Oui, absolument, il y en a énormément (provenant du monde académique ou de l’industrie) qui sont apparus ces dernières années ; ce serait trop long de les énumérer ici (et surtout je ne les connais pas tous), mais c’est une occasion parfaite d’utiliser un agent d’IA afin d’en recevoir une liste exhaustive.

Je serais étonnée  s’il n’y avait ne serait-ce qu’un seul domaine biomédical, de la recherche fondamentale aux essais cliniques, qui n’ait pas déjà été touché par l’IA. Cependant, dans mon expérience, les modèles ne sont pas tous de bonne qualité, et il est très important de les évaluer avant de les utiliser aveuglément. J’ajouterais aussi que l’acronyme « IA » est tellement vendeur, qu’il est utilisé à tort et à travers. La difficulté à mon avis, n’est pas de trouver un modèle, mais plutôt de trouver le modèle qui soit adéquat pour le problème que l’on essaie de résoudre.

Penses-tu que l’IA va mener à davantage de chômage, ici dans la science mais aussi dans d’autres secteurs qu’on qualifie de « cols blancs » (les métiers plus "intellectuels" que les « cols bleus » qui sont plus manuels ou industriels) ?
Je suis peut-être trop optimiste, mais à mon avis, ça va uniquement rendre les gens plus productifs, et ça ne va pas remplacer 100% de leur travail et de leur expérience. En contrepartie, il est possible que les gens qui, pour une même position, ne se servent pas de l’IA, paraîtront alors moins productifs et dans ce contexte, effectivement pourraient avoir moins d’opportunités de travail.

Une question plus philosophique ou complexe, si l'IA peut résoudre de nombreux problèmes, est-ce qu'il y a des domaines de la science où l'être humain ne devrait plus passer trop de temps à étudier ou se pencher dessus ? Car de toute façon l'IA (ou un agent d'IA) fera mieux que l'humain ? Autrement dit, où sera la valeur ajoutée pour un chercheur dans l'ère de l'IA ?
Je dirais que la recherche expérimentale est sauve, mais c’est vrai que beaucoup de gens se posent la question en ce qui concerne la “data science”, qui est d’ailleurs ma branche de recherche aujourd’hui. De nouveau, je pense que l’IA ne peut pas complètement remplacer un être humain. Par exemple, même si l’utilisation de l’IA me fait gagner énormément de temps quand je code, ma “valeur ajoutée” est de pouvoir poser les “bonnes” questions, en d’autres termes, de pouvoir formuler quelle est la question la plus pertinente pour attaquer le problème scientifique que j’essaie de résoudre.

Est-ce que tu penses que ta formation de pharmacien(ne) était positive avec le recul ? Autrement dit, tu choisirais à nouveau pharmacie ou plutôt une autre faculté (ex. biologie, médecine, HEC, ingénierie, philosophie, etc.) ?
Même si je n’utilise pas au quotidien ce que j’ai appris durant ma formation de pharmacienne, je n’ai pas de regrets. Je pense au contraire que ça m’a été très utile d’avoir de multiples formations, de nouveau avec le but de pouvoir attaquer un problème sous plusieurs angles. Je n’ai pas de formation particulière à recommander, mais en revanche j’encouragerais fortement de ne pas toujours opter pour une trajectoire de carrière linéaire. Il est plus difficile, à mon avis, dans le milieu scientifique de se distinguer en étant excellent dans un seul domaine, plutôt qu’en étant bon dans de multiples domaines, particulièrement avec l’utilisation de l’IA. Au risque de paraître redondante… je pense que d’avoir de multiples domaines de connaissance permet d’avoir plus de perspectives différentes et facilite le « out of the box thinking».

D’un point de vue personnel, tu es en train de faire ta carrière aux Etats-Unis. Est-ce qu’un jour t’aurais envie de revenir en Suisse ou en Europe ou tu vois plutôt continuer ton chemin au « centre du réacteur » (Californie) si on veut ? Trouves-tu la recherche stimulante en Californie ?
Ce ne serait pas pour tout de suite, mais oui je suis très ouverte à retourner en Suisse, si j’arrive à convaincre mon mari qui est habitué aux températures californiennes ! Il faudra aussi qu’on trouve un moyen de transporter tous nos animaux…. Peut-être une arche !

Finalement une question très « Silicon Valley » provenant du fameux livre de Peter Thiel (Zero To One) qui peut peut-être inspirer quelques entrepreneurs ou futurs entrepreneurs qui nous lisent, est-ce qu’il y a une vérité (ou thèse) dans le monde scientifique que tu vois que d’autres ne croient pas ou ne voient pas ?
C’est une question très intéressante, qui m’a fait réfléchir et je confesse que je vais répondre sans faire de recherches pour savoir si ma réponse est vraiment nouvelle ou pas… donc à considérer avec des pincettes.

Comme mentionné, nous avons beaucoup d’animaux à la maison (des chiens, des chats, des oiseaux et des reptiles). La thèse que je propose (et qui certainement est déjà proposée par d’autres) est que l’IA peut nous aider à comprendre les humains ainsi que les autres espèces. On pourrait entrainer des modèles qui ont pour but de décrypter les langages oraux (comme les aboiements, miaulements, etc) et corporels (poils qui s’hérissent par exemple) qui sont associés avec différentes situations et émotions. Comme anecdote, il semblerait que malgré les idées reçues, les mouvements de queues d’un chien peuvent exprimer des émotions très différentes suivant la hauteur, la vitesse et la direction (majoritairement vers la gauche ou la droite). Des modèles similaires pourraient être entrainés pour analyser les micro-expressions et languages corporels des humains (comme la série “Lie to me”), ça sonne paradoxal mais ça pourrait permettre d’améliorer le quotient émotionnel des utilisateurs, ce qui, j’imagine peut être utile dans de nombreuses situations.  On pourrait même entrainer des modèles pour analyser le son des objets inanimés. Imaginez, si vous pouviez analyser le bruit d’une voiture pour évaluer ce qui ne va pas avant d’aller chez le garagiste ? Ce serait top, non, d’avoir une idée de ce qui passe avant d’avoir le verdict du garagiste, pour être sûr de ne pas se faire arnaquer… oui, j’avoue, c’est une expérience que j’ai déjà vécue et peut-être un peu trop spécifique… mais tu vois l’idée !

Le 13 mai 2025. Interview réalisée par email en mai 2025. Supervision finale : Xavier Gruffat (pharmacien). 

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